1. Qu’est-ce qui change dans la situation administrative et politique de l’Algérie entre les années 1860 et les années 1880 ?La chute du Second Empire et l’avènement de la IIIe République (1870) accélèrent le remplacement de l’administration militaire (« bureaux arabes » de cercle et de province) par une administration civile censée reproduire l’organisation métropolitaine (communes, départements). En réalité, les conseils élus (municipalités dans les « communes de plein
exercice », conseils généraux) exercent leurs pouvoirs sur des superficies et des populations nettement plus importantes que dans l’Hexagone et en ne représentant que la minorité citoyenne. De plus, là où la présence européenne est quasiment nulle, d’immenses « communes mixtes » sont créées, gérées directement par des administrateurs civils, genre de sous-préfets aux pouvoirs étendus, nommés directement par le pouvoir central. Or ces diverses institutions locales vivent des subventions métropolitaines et des « impôts arabes ». En effet, pour ne pas décourager l’immigration, de nombreuses exemptions fiscales épargnent les Européens. Autrement dit,
les élus français sont encouragés à dépenser l’argent des contribuables algériens ou métropolitains, sans avoir de compte à rendre à leur poignée d’électeurs. Ils sont donc très généreux avec l’argent des autres pour tous les équipements intéressant la minorité européenne (principalement en ville ou dans les villages de colonisation), beaucoup moins sur tout le reste du territoire. L’administration militaire n’était pas forcément plus généreuse ni moins violente mais elle avait le souci d’éviter les révoltes dans une période où la conquête n’était pas encore totalement assurée. Une partie importante des tâches administratives était alors déléguée aux chefs tribaux, généralement mieux acceptés que les élus français.
2. Qui possède la terre en Algérie à cette époque ?C’est l’autre grand bouleversement des années 1860-1880 et je dirais le principal. Faute d’industrie,
la terre est en Algérie la richesse essentielle. Le pays est assez densément peuplé au regard de l’espace utile, en milieu aride ou semi aride. Il faut penser aux parcelles cultivées mais aussi à l’importance des forêts et des autres zones de parcours pour les troupeaux. Or, dès le Second Empire, une vaste entreprise de classement de la terre est commencée selon les conceptions françaises qui distinguent : le domaine de l’Etat, la propriété privée et la propriété collective des « douars » (unité administrative désormais et non plus seulement un groupement de tentes ou de gourbis). C’est une
révolution dans la manière d’accéder au sol qui remet en cause beaucoup d’usages établis par la coutume ou le droit musulman. Ce processus est accéléré au début de la IIIe République pour fournir des terres à la colonisation de deux manières : soit en redistribuant aux colons des espaces préalablement annexés par le domaine de l’Etat (sous forme de concessions de quelques dizaines d’hectares) ; soit en libéralisant le marché foncier une fois les Algériens reconnus propriétaires à titre privé (beaucoup d’entre eux étaient alors contraints de vendre pour payer l’impôt ou leurs créanciers). Cela a abouti concrètement à une
vaste dépossession légale. Vers 1920, la propriété privée européenne réunissait 2,3 millions d’hectares. Il s’agissait de terres de culture, pour l’essentiel, sur un total de 3,8 millions seulement à cette époque. En ajoutant les autres espaces annexés par le domaine de l’Etat ou celui des communes,
il ne restait donc que 45 % de surface utile aux Algériens alors qu’ils représentaient à la même date 84 % de la population et jusqu’à 94 % des ruraux (respectivement 13 et 3 % chez les Européens).
[Ci-contre : Affiche réalisée par la propagande coloniale au moment du centenaire de la conquête en 1930]3. Pourquoi parlez-vous « d’abus de pouvoir » ?Je me cantonne aux
abus commis par les représentants de l’Etat colonial (élus et fonctionnaires français, auxiliaires algériens) et donne à cette expression une double signification : les actes eux-mêmes (faits de violence sur les personnes ou de corruption) et l’idée qu’on s’en faisait à l’époque (cette idée a évolué dans le temps et selon les groupes de personnes bien évidemment). Or le système administratif mis en place en Algérie au début de la IIIe République (droit foncier, régime de l’indigénat, décentralisation et
régime électoral au profit de la seule minorité française) facilitait considérablement les actes abusifs.
Le pouvoir local était devenu très lucratif et, du fait de l’étroitesse du corps électoral, il était gangrené par le clientélisme et la fraude électorale (en raison du petit nombre d’électeurs à satisfaire pour obtenir une majorité). Ces pratiques existaient aussi en métropole à la même époque mais sans commune mesure avec la situation dans la colonie. Les
violences entourant les élections se
banalisèrent au point d’aboutir à la fin du XIXème siècle à des
troubles antisémites particulièrement graves dans les principales villes. En effet, les Juifs algériens avaient obtenu la citoyenneté française en 1870 et les candidats au pouvoir les pressaient de voter pour eux. Dans le cas contraire, ils pouvaient faire l’objet d’intimidations, être tabassés ou voir les vitrines de leurs magasins saccagés. Mais le régime de l’indigénat (1881) donnait aussi la possibilité d’infliger des amendes ou de jeter un Algérien musulman en prison pour un oui ou pour un non, en toute légalité. La liste des infractions spéciales à l’indigénat comprenait 41 motifs au départ dont la tenue de propos « offensants » contre la France ou un représentant de l’autorité, le non paiement des impôts, la circulation hors de la commune de résidence sans autorisation, le refus de répondre à une réquisition de main d’œuvre, etc. Le fonctionnaire armé de tels pouvoirs discrétionnaires pouvait ajouter des motifs personnels, assuré qu’il était de l’impunité.
[ci-contre : Edouard Drumont, agitateur et publiciste antisémite élu député d'Alger, porté en triomphe par la foule en 1898].4. Pourquoi ces abus n’ont-ils pas été remis en cause ? Ont-ils été dénoncés en Algérie ou en Métropole ?Quand, dans les années 1870-1880, la plupart des institutions facilitant les abus furent mises en place, le Parlement et la presse parisienne montraient peu d’intérêt à l’Algérie. La difficile mise en place du régime républicain absorbait toutes les énergies en métropole. Les représentants des Français d’Algérie (6 députés et 3 sénateurs) étaient les seuls à relayer les doléances locales et ils prenaient soin de s’inscrire dans les majorités républicaines pour mieux défendre leurs projets de loi. Dans le même temps, la colonie était soumise au régime des décrets qui permettait de faire passer un grand nombre de textes organisant la domination des colonisés sans que le Parlement eût son mot à dire : ainsi pour le régime de l’indigénat (1881), la sous représentation des Algériens musulmans dans les conseils municipaux (1884) ou les nouvelles charges fiscales qui les frappaient (1886). Le tournant eut lieu en février 1891 à l’occasion d’un grand débat au Sénat. Les critiques fusèrent contre l’administration en Algérie, sans doute inspirées par Jules Ferry qui faisait alors sa rentrée politique, six ans après sa chute comme chef de gouvernement sur la question des crédits militaires au Tonkin. La tonalité était que la colonisation telle qu’elle était pratiquée en Algérie ne permettait pas une « œuvre civilisatrice ». Les orateurs dénoncèrent ainsi les violences des agents de l’Etat, la spoliation foncière, la lourdeur des « impôts arabes », l’importance des dépenses publiques ne profitant qu’à une minorité, etc. L’objectif était de malmener le gouvernement en place pour satisfaire des ambitions politiques. Mais des oppositions beaucoup plus redoutables à droite (conservateurs, nationalistes, antisémites) comme à gauche (socialistes) saisirent la balle au bond pour fragiliser le régime républicain dans les années 1890. Les « scandales algériens » devinrent ainsi un thème à la mode, dans le sillage du scandale du Panama (1892) et avant l’affaire Dreyfus (1898).
Le grand déballage occupait désormais la une de la presse nationale, alimenté par les plaintes de victimes ou d’opposants locaux, les enquêtes administratives ou judiciaires diligentées sur place et les sanctions d’élus prononcées dans la foulée (suspensions, révocations, peines judiciaires). La chambre des députés prit rapidement le relais du Sénat pour donner encore plus d’écho à ces affaires d’abus de pouvoir. Les antisémites parisiens furent les plus habiles à exploiter ce filon algérien, entretenant une correspondance avec l’opposition française locale, en vue de remporter les élections municipales, départementales et législatives. C’est dans ce climat que furent déclenchés les troubles antisémites dans les principales villes d’Algérie (1896-1900).
Il s’agissait de forcer l’électorat juif à s’abstenir pour remporter plus facilement les scrutins et la manœuvre réussit pleinement ! C’est pourquoi le gouvernement à
Paris organisa la riposte à partir de 1898 en essayant de tarir l’information sur les abus coloniaux. Pour cela, il acheta le silence des politiciens locaux en leur concédant l’autonomie financière. Les Algériens spoliés ou violentés furent dissuadés de porter plainte (comme ils commençaient à le faire dans les années 1890) par l’instauration de nouvelles institutions dissuasives, tels les tribunaux répressifs (1902). La plupart des dossiers intéressant la colonie furent progressivement retirés de l’attention du Parlement et les journalistes furent conviés à un voyage du président de la République en Algérie et en Tunisie (1903) mais seulement pour célébrer « l’œuvre accomplie ». On parla beaucoup moins d’abus coloniaux dans les années 1900 comme s’ils avaient disparu...
[La visite du Président de la République Emile Loubet en Algérie en 1903; source]
5. Finalement, quel est le lien entre les "scandales algériens" et la question de l'antisémitisme ?Rappelez-vous qu'en lançant "La Libre Parole" en 1892 (6 ans après le succès phénoménal de "La France juive"),
Edouard Drumont se fait fort de dénicher chaque jour un scandale pour entretenir l'indignation de ses lecteurs contre la "République corrompue" et "cosmopolite" (dans le sillage du boulangisme). L'affaire de Panama sort dans ses colonnes en 1892, les "scandales algériens" serviront la même cause à partir de 1895. J'ai démontré dans mon livre comment se mettent en place les correspondances de
"La Libre Parole" avec divers opposants français en Algérie intéressés par la conquête du pouvoir local et comment le déclenchement des troubles antisémites en Oranie puis dans l'Algérois est planifié depuis Paris en vue de la candidature de Drumont à la députation d'Alger (il est élu triomphalement en 1898 ; les 3 villes principales, 4 députés sur 6 et la majorité des sièges aux conseils généraux en Algérie tombent dans les mains des "antijuifs" entre 1896 et 1898).
Un grand merci à Didier Guignard
Pour prolonger :